Mieux-être par la lecture : du côté de la clinique gérontologique
De quelques réflexions sur le bien-fondé du transfert de concepts analytiques en psychogérontologie
La rencontre avec la personne âgée atteinte ou non de la maladie d’Alzheimer ou d’une autre démence voisine m’a imposé une véritable révolution copernicienne intellectuelle et sensible qui m’a paru salutaire car elle m’a obligée à relancer mon travail de recherches théoriques essentiellement lacanien pour mettre les concepts, présumés difficiles et abstraits, du plus grand penseur français de la psyché, au service de ma clinique quotidienne psychogérontologique.
La psychogérontologie : un nouveau champ conceptuel à ensemencer avec un grain psychanalytique qui donne à penser, réfléchir, ré-inventer.
Ni Freud ni Lacan n’ont véritablement travaillé la clinique du vieillissement pathologique. Et pourtant ils auraient pu avoir l’opportunité de le faire puisqu’ils étaient contemporains d’Alois Alzheimer. En effet, c’est en 1906 que ce neurologue bavarois évoqua pour la première fois, lors d’une réunion de psychiatres, le cas d’une de ses patientes encore jeune (elle n’avait qu’une cinquante d’années) atteinte de graves défaillances mnésiques et de troubles de l’orientation invalidants.
Est-ce parce que l’inconscient n’est soumis ni à la notion de vieillissement ni à celle d’âge, que l’inventeur de la psychanalyse et son plus grand continuateur français ne voyaient pas en quoi il était nécessaire d’accorder à la psychologie du sujet âgé un statut particulier ? Du strict point de vue du sujet de l’inconscient, ils avaient probablement raison ; cependant certains symptômes démentiels exigent de faire des déplacements et des aménagements conceptuels importants obligeant à les regarder sous de nouveaux aspects et dans des perspectives inusitées pour mieux comprendre les patients âgés et, non pas prétendre les guérir, mais tenter de les soutenir, de soulager leurs angoisses et de ranimer la flamme de leur amour de la vie.
Dans la lignée de Gérard Le Gouès, Claudine Montani, Louis Ploton et de quelques autres psys : psychiatres, psychanalystes, psychologues… j’ai exporté les concepts psychanalytiques dans le champ de la psychogérontologie d’un point de vue plus spécifiquement lacanien qui est mon champ de réflexion privilégié.
Un seul vrai maître : le patient âgé rencontré à la Résidence Alquier-Debrousse ou à son domicile.
Les résidents de l’EHPAD Alquier-Debrousse (situé dans le vingtième arrondissement de Paris) m’ont enseigné, autant à leur insu que généreusement (c’est en quoi en exergue de mes articles un hommage leur est rendu presque chaque fois), à devenir une psychologue clinicienne capable d’adapter ma pratique aux exigences de leur symptomatologie singulière pour être mieux à l’écoute du sujet qu’elle parasite mais ne détruit pas. C’est leur enseignement que je mets au service des personnes âgées rencontrées à leur domicile depuis que je me suis installée comme psychologue libérale.
La première et essentielle leçon de la personne âgée est parfaitement claire : ni les carences cérébrales ni le temps (pourtant corrélé à l’involution) n’atteignent l’être du sujet dans son essence. Bien que souvent aujourd’hui démentalisées, sujets, les personnes âgées le furent : leur histoire en témoigne ; sujets, elles le demeurent : leurs demandes explicites ou implicites le dévoilent et sujets elles le seront, comme tout un chacun, jusqu’à leur dernière souffle. Cela reste authentiquement vrai car même lorsque leur mémoire les trahissant, elles vont jusqu’à sembler en avoir délaissé la défroque dans une béance d’oubli aussi noir que vertigineux, l’insondable inconscient lui-même ne s’en exprime parfois familièrement pas moins à ciel ouvert par de fantasques et surprenants retours.
Une réflexion clinico-théorique en volutes progressives sur le modèle des tours et retours de l’inconscient.
À partir de cette inaugurale leçon qui fait le lit de ma réflexion, il s’est agi pour moi de repenser la théorie et de vivre autrement ma clinique. C’est ce dont mes articles ont commencé de témoigner et qu’ils tentent d’approfondir dans diverses directions bien loin encore de toucher un horizon d’autant plus inabordable qu’il ne cesse de reculer.
En institution, ma première préoccupation fut d’ouvrir la porte de son bureau pour actualiser tangiblement mon invitation à l’autre âgé comme à sa famille ou ses proches, ma confiance intellectuelle, ma disponibilité complète au surgissement de la surprise. Et j’ai laissé cette fameuse porte être réellement et symboliquement l’image du principe d’une remise en cause d’autant plus vertigineuse qu’une fois promulguée, comme éjectée d’une boite de Pandore, prise dans un tourbillon entropique, elle ne put manquer de se perpétrer et se prolonger bien au-delà de ce qui est encore aujourd’hui prévisible et envisageable.
J’ai bousculé d’abord deux colonnes basiques de la règle analytique : se méfier de l’affect et ne pas répondre à la demande pour m’adonner, au contraire, au ne faire confiance qu’à l’affect ; répondre d’une façon ou d’une autre à toute demande et sans attendre…
C’est ce retournement que j’évoque dans mon premier article publié dans Le Journal des Psychologues.
L’interdit : Ne pas répondre à la demande parce qu’elle cache toujours une demande d’amour inconsciente, s’est donc complètement retourné au regard de la personne âgée en impératif positif : Répondre à la demande quelle qu’elle soit justement pour l’unique raison qu’elle n’est qu’une demande d’amour explicite et cela ici (à savoir là où l’on est, possiblement n’importe où…) et maintenant (le futur est trop incertain pour qu’on puisse miser le moins du monde sur lui ; rien ne peut être remis à demain ; délibérément le projet faisant fi du pro devient jet).
Face à l’incontinence affective de la personne âgée démentalisée : cadre, règle, retenue, silence… n’ont plus de sens ni de valeur structurante, une psychologue clinicienne se dépouille de son costume traditionnel, pour toucher une autre vérité de la relation soignant/soigné : la proximité ; laquelle n’est pas la familiarité mais au contraire l’authentique respect du sujet âgé (même et surtout dans ses abruptes et imprévisibles exigences) animé d’une profonde et sincère empathie.
Mes autres articles témoignent des préoccupations théoriques et cliniques qui se sont peu à peu imposées à moi. C’est en quoi, je reprends les concepts lacaniens d’identification, de répétition, de désir, de temps, de signifiants perdus/retrouvés et, les appliquant à la gérontologie, tente de repenser la notion de vieillissement psychique pathologique… À l’écoute de mes patients âgés le champ de ma clinique est donc aussi immense que ce qu’ils m’ont appris quotidiennement à travers leurs paroles, selon moi toujours pleines malgré leur caractère répétitif et leur raréfaction… Aussi bien les mots des maux ne me manquent pas puisque, à l’évocation de cas cliniques dans mes conférences ou mes écrits, je rapporte (dans la limite du respect de l’anonymat et du secret professionnel bien évidemment !) ceux que mes patients me confient pour que je les conserve : « Surtout n’oublie rien ! Note bien tout ! », et leur redonne lorsqu’ils leur échappent ; ce qui est malheureusement se produit souvent car dans le monde des « vieux Vieux » le conte de Perrault Les Fées subit d’étranges remaniements. Il y a ceux dont les « paroles-crapauds », les « paroles-serpents »… restent coincées comme des Alien dans leur gorge étranglée et les autres, insouciants, qui ne connaissent même pas leur bonheur de laisser s’envoler à tous vents des « paroles-roses » ou des « paroles-fleurs-des-chants »…
Le sujet âgé comme « objet petit a » enserré au cœur d’un nœud borroméen, dont La Société, les Proches, les Soignants actualisent les trois cordes.
Mon domaine d’investigation est beaucoup plus insondable que je ne le prévoyais au départ. Je suis non seulement attentive à l’angoisse et la détresse du sujet dément, sensible au problème existentiel de son « aidant » (c’est-à-dire à la souffrance de son proche face au mal qui rend méconnaissable l’être qu’il a tant chéri), mais je suis aussi interpellée par les préoccupations et les soucis quotidiens des soignants de l’équipe pluridisciplinaire de l’institution entravés qu’ils sont dans leur désir de bien faire par les pièges inconscients qui affectent leur professionnalisme et renforce leur culpabilité.
De fait tous ces protagonistes sont embarqués sur le même navire et leurs problématiques sont étroitement intriquées. Contrairement à ce qu’il pense souvent, dépendant, le sujet âgé n’est pas seul ! C’est d’ailleurs peut-être cela qui, parfois, à son insu, lui alourdit l’âme… Ou est la pire déréliction ? Se sentir seul au milieu d’autres non choisis, non désirés, qui vous restent étrangers ? Ou être seul seul ? Je laisse cette interrogation ouverte…
La liste ci-jointe de mes articles montrent que je tente de brasser un vaste questionnement théorico-clinique qui fait de la personne âgée l’« objet petit a » lacanien enserré chaudement au cœur d’un nœud borroméen. À cette place d’objet du désir et d’objet cause du désir, la personne âgée mobilise l’énergie de ceux que trois cordes, d’égale valeur et d’importance authentiquement similaire, symbolisent : les Soignants, les Proches (aidants familiaux ou non), la Société (sous le statut étroit d’abord de l’institution mais aussi, au sens plus large, de toutes les formes qu’elle peut prendre pour se mettre au service du sujet âgé : Accueil de jour, Point Paris Emeraude (PPE), Association France Alzheimer… La personne âgée démentalisée induit donc l’existence de tout un réseau humain d’une énorme complexité ne cessant d’inspirer au psychologue des réflexions pour que sa clinique, mise à son service quotidien, s’en ressente positivement.
Liste des publications
- « Le psychologue clinicien en maison de retraite ou la fonction de la porte ouverte », dans Le Journal des Psychologues, n° 225, Enfants des rues : que peut le psychologue ?, mars 2005, p. 11-13.
- « Prescription médicale de la contention : spécificité aux personnes âgées », dans Le Journal des Psychologues, n° 230, septembre 2005, p. 64-68.
- « L’unité de vie protégée institue et garantit l’unité de l’équipe soignante », dans Soins Gérontologie, n° 56, novembre/décembre 2005, Masson, p. 16.
- « Lectures de fables, contes et nouvelles », dans Soins Gérontologie, n° 56, novembre/décembre 2005, Masson, p. 27.
- « La clinique du psychologue à l’épreuve d’un nouveau continent noir : le vieillissement », dans Les actes de Psychologues en gérontologie. Deuxième séminaire, Rennes, 29-30 septembre 2005, Association Psychologie & Vieillissement, Cesson Sévigné, juin 2006, p. 39-68.
- « La répétition ou l’effort déchirant pour faire parler l’Autre dans lalangue du sujet malade d’Alzheimer », dans Che vuoi ?, n° 26, La langue intime, L’Harmattan, 2006, p. 161-204.
- « L’atelier thérapeutique “Le plaisir de lire ensemble” », dans Regards des résidences, n° 25, 2006, p. 12.
- « Le complexe de Prométhée. Une “petite idée d’avance” pour affronter la dernière crise existentielle », dans Le Journal des Psychologues, n° 256, À l’écoute du vieillissement, avril 2008, p. 27-33.
- « Déculpabiliser les soignants en clinique gérontologique », dans Regards des résidences, n° 30, Eros et Thanatos, 2008, p. 12-13.
- « Écouter l’inconscient des maux éperdus via les mots perdus du sujet âgé démentalisé », dans Ortho Magazine, Les Actes des Ateliers Claude Chassagny : Langue & Identité. La grammaire du sujet. Journée d’étude théorico-clinique du 11 octobre 2008, Paris, Elsevier Masson, octobre 2009, p. 13-27.